Un retour orchestré par Berty Fok
, percussionniste qui demeure envers et contre tout disciple de Kaya.
Pourquoi maintenant ? Berty Fok
ne ressent pas le besoin de se l’expliquer. Était-ce simplement parce qu’il fallait
permettre au temps de calmer les passions, de soigner les blessures pendant que chacun cherchait des réponses
aux interrogations de l’existence ? Comme le lui avait enseigné son mentor, il avait fait confiance
à ces forces de la nature qui tracent les chemins des hommes et qui font que chaque chose arrive en son temps.
Le 21 février dernier, le percussionniste a ressenti que le moment était venu.
Quelques mois plus tard, lorsqu’il débarque à Maurice de La Réunion, tout s’est fait naturellement.
Les animosités d’antan avaient disparu, ses anciens compagnons l’ont accueilli à bras ouverts.
Certains, réfugiés dans l’oubli, semblaient attendre l’avènement. La famille avait donné son précieux accord,
les autorités avaient coopéré, les démarches avaient rapidement abouti. Bien des années après, par “devoir”,
plusieurs musiciens de Kaya
s’étaient enfin réunis pour Sant seggae dans un hommage que celui qui ti sant lamour
n’avait jamais eu. Un final tour, disaient-ils, puisque le moment était venu de clore le chapitre.
Mais ce dimanche 5 août, en faisant entendre la conclusion de son histoire, Racinetatane
écrivait
les premières lignes de son deuxième tome.
Renouveau
Rien n’avait été prémédité, confie Berty Fok.
Sur scène, la symbiose avait été si parfaite qu’il était évident
que le renouveau devrait s’effectuer. “Le public, les fans, les musiciens, tous ont manifesté le désir
que l’on continue.” Pour l’ancien bras droit de Kaya
, la décision était évidente : le mythique Racinetatane
devait renaître de ses cendres. D’abord, pour faire vivre le message et la voix de Kaya
, mais surtout
pour compléter la mission qu’ils n’avaient pas pu achever. “Il nous avait fallu nous arrêter pour mieux continuer,
en dépassant certains blocages. Aujourd’hui, nous avons aussi
Azaria
, qui apporte la présence qui nous manquait
depuis que Kaya
est parti. Nous pouvons maintenant continuer le seggae là où nous l’avions arrêté.
Avec l’expérience de chacun, nous irons encore plus loin. Nous monterons jusqu’en Europe.”
Exactement comme ils l’avaient envisagé, il y a une vingtaine d’années, durant l’âge d’or de
Racinetatane.
Improbables aventures
Le principe est approuvé; les modalités de ce come-back restent à être finalisées.
Rentré à La Réunion où il vit depuis plusieurs années, Berty Fok
a déjà pris les commandes du projet :
“Se nou devoir kontign sa. Kaya
nous avait confié cette mission.
C’est à nous de repartager cela aujourd’hui”, affirme-t-il.
Le percussionniste sait que tout est possible. Surtout les grandes aventures qui, au départ,
paraissent complètement improbables. Celle vécue avec Kaya
l’a conduit sur différentes scènes du pays et de la région.
Plus tard, avec Cassiya, Berty Fok
a fait la tournée des îles, a voyagé en Afrique et s’est produit jusqu’en Europe.
Aujourd’hui, il poursuit sa carrière à La Réunion entre reggae et musique traditionnelle réunionnaise,
à laquelle il rajoute ses couleurs. Car en matière de percussions, le rasta est une référence.
Pourtant, dans les années 80, lorsque Kaya
lui avait demandé de rejoindre son groupe, il avait hésité :
“Je ne savais pas jouer, je n’étais pas musicien.” Le chanteur avait déjà commencé à se faire connaître
au sein de formations auxquelles il avait appartenu.
Joseph Réginald Topize avait une vision à construire.
Il avait besoin d’hommes en qui il pouvait placer sa confiance. Il avait ainsi fait appel à ce copain de Ste Croix
qui saurait faire chanter le cuir de ses mains. “C’est Kaya qui nous avait choisis.
Il m’a montré mes premières notes de percussions, tout comme il avait appris à
Charles Quirin à jouer au clavier.”
Enseignement
L’enseignement ne sera pas que musical. Personnage charismatique, Kaya
a eu une influence encore plus forte
sur ses compagnons qui, au fur et à mesure, commençaient à tout abandonner pour le suivre.
Vers 1984, attendant que le bois ne devienne charbon dans le four en terre monté sous le pont à
Roche Bois,
Berty Fok
, Berger Agathe
et d’autres compagnons l’écoutaient avec attention. “C’était quelqu’un doté d’une grande
culture. Il avait appris de différentes sources et comprenait les choses à sa manière, tout en ayant un esprit ouvert.
Nous l’entourions et l’écoutions. Il était comme notre messie. Nous, nous étions ses disciples.”
Rodoman et Moustas de Chamarel furent parmi les autres sages qui les aidèrent à mieux comprendre l’intensité
de la philosophie rasta vers laquelle Kaya
les avait conduits. Cette même année, le public découvrait la profondeur
de la musique de ce groupe qui se faisait appeler
Kaya ek Racinetatane.
Culture
Une semaine plus tard eut lieu l’une des premières grandes sorties du groupe. “Les tam, ces fameux bonnets à dreads,
faisaient leur apparition un peu partout dans la rue. Ça a été le réveil d’une culture. Une culture multiraciale
qui surclassait la religion et les autres cultures classiques du pays.” Kaya
chantait pour réveiller les consciences.
Il sublimait le mauricianisme pour réunir autour de lui “malbar, sinwa, afrikin, blan”,
et vantait les fam dan zil pour appeler au respect.
Il prônait la remise en question d’un système fondé sur des injustices et des inégalités : “Il disait tout cela
dans un style joyeux pour que le message passe partout.”
Kaya chantait, Racinetatane le soutenait.
“Nous étions là pour revendiquer et inspirer le peuple selon la vision qu’avait Kaya
de la vie et de son pays.”
Le grand public appréciait, mais tout ce remue-méninges n’était pas toujours bien vu dans certaines sphères.
“Personne ne voulait nous aider. Nous étions perçus comme des révolutionnaires, mais nous considérions
que nous étions des artistes engagés.”
Tambour
Avant que
Percy Yip Tong
n’apporte la précieuse aide qui aida Racinetatane
à mieux décoller, les musiciens
avaient appris à faire avec les moyens du bord. C’était aussi cela, la musique roots qu’ils recherchaient.
Rodoman avait montré à Berty Fok
comment creuser des tambours dans des troncs de cocotiers. C’est sur l’un des
instruments taillés de ses mains qu’il avait vécu ses premières expériences en studio.
Berty Fok
a participé à plusieurs albums avec Kaya
: Seggae nu Lamizik, Lape Iniversel, Zistwar revoltan,
la maquette de Seggaeman; il joue également sur deux morceaux de Seggae Experience.
À chaque fois, l’étape consolidait la vision que l’ensemble du groupe partageait. Au fil du parcours,
des changements ont été apportés. Comme lorsque
Georges Corette
avait pris les choses en main :
“Nous avons dû apprendre à nous adapter à une autre manière de faire.” Kaya
, lui, restait ouvert
aux nouvelles expériences, à l’instar de celle qu’il présenta en s’entourant de Damien Elisa, Momo Manancourt,
Gilbert Kuppusamy, Sabrina Simiette et d’autres musiciens pour Seggae Experience.
La suite rêvée
Aussi fort qu’a pu être ce dernier album, Kaya
n’y avait pas tout dit, confie Berty Fok.
Ce dernier avait pris ses distances du groupe, posant ses bagages à La Réunion à la fin d’une dernière tournée.
Il était resté en contact avec Kaya
. Après Seggae Experience, les deux hommes s’étaient rencontrés
et avaient parlé de musique : “Kaya
m’avait dit que la suite serait un album avec plus de percussions
et dotée d’une structure plus roots. Il m’avait déjà approché pour ce projet qu’il avait en tête.”
On n’en saura pas plus : nous étions déjà en 1999.
Le 16 février de cette année-là, Berty Fok
avait joué sur la scène placée Rue Edward 7 à Rose-Hill
par le Mouvement Républicain dans le cadre de son meeting en faveur de la dépénalisation du gandia.
Mais il s’était produit avec un autre groupe. Kaya
avait joué avec les musiciens qui l’accompagnaient à l’époque.
“Quelqu’un m’avait proposé de l’accompagner. Ce fut la seule fois où j’ai refusé. J’avais dit que je n’avais pas
mon tambour.” Une question lui trotte toujours par la tête : “Si j’avais été sur scène au même moment que lui,
nous aurions fumé ensemble. Nous aurions tous les deux été arrêtés. Comme il l’a fait, Kaya
nous avait dit
qu’il ne fallait jamais mentir pour une cause. Nous aurions alors été deux à admettre avoir fumé du gandia.
Nous aurions peut-être partagé la même cellule
. Et l’histoire aurait pris peut-être une autre tournure…”
Rêves brisés
Quelques jours plus tard, alors qu’il aurait dû être déjà en tournée en Afrique avec Cassiya,
des problèmes administratifs avaient bloqué son départ. Le dimanche 21 février, alors qu’il attendait des nouvelles
de son prochain voyage, quelqu’un vint lui apprendre la mort de son ami en cellule. “Kaya
savait qu’il finirait ainsi.
Li ti kone bann-la ti pou touy li. Car comme dans Sanse, il n’a toujours fait que chanter la vérité.”
Durant les émeutes, Berty Fok
eut fort à faire pour calmer les esprits. “Je disais aux gens qu’il nous fallait
accompagner Kaya
jusqu’au bout, sans violence. Certains m’avaient bousculé pour cela. Beaucoup de choses
que nous avions construites durant notre carrière ont été détruites à ce moment-là.”
Un des moments forts fut l’exposition du cercueil de
Berger Agathe à côté de celui de
Kaya
sur le stade de Roche Bois. “Kaya
avait désigné Berger
comme son successeur. Mais voilà que ce dernier
aussi était mort.” Berger Agathe
avait été abattu d’une balle tirée à bout portant par la police, le 22 février.
L’arbre et ses fruits
Il y a ceux qui ont reçu le message, d’autres qui ont repris le flambeau musical et continué la révolution culturelle
lancée par Kaya
dans la simplicité qu’on lui connaissait. L’histoire ne s’est jamais arrêtée :
“L’arbre a porté ses fruits”, estime Berty Fok
. L’homme est conscient que sa vie a été transformée à jamais.
Avec l’humilité qui le caractérise, il précise : “Mo finn aprann boukou, mo ankor ena boukou pou aprann.
J’ai toujours voulu vivre bien et j’ai suivi le chemin qu’il m’avait enseigné.”
La dissolution de Cassiya l’a bouleversé, mais le percussionniste a vite retrouvé son rythme.
“J’ai une femme, deux enfants, une vie heureuse. J’ai eu de la chance d’en arriver là. J’en suis fier et heureux.
Mon fils aîné a été conçu au moment de la dernière tournée de Racinetatane à La Réunion
et le cadet est né un jour que la famille était en vacances à Maurice… un 21 février.”
L’image de cet ami dont la photo trône dans son salon à côté d’un poster de
Bob Marley ne l’a jamais quitté :
“Il a été pour moi un très grand ami qui a eu une influence décisive sur ma vie et avec qui j’ai grandi.
Ensemble, nous avons beaucoup ri, nous nous sommes beaucoup amusés.
Li mank mwa boukou.”
http://ilemauricekaya.free.fr
le 10 aout 2020